La première
moitié d’Envoyée Spéciale sent le
réchauffé. Depuis quarante ans Jean Echenoz joue des mêmes ficelles et ce dernier
roman donne le sentiment qu’il en use désormais en mode automatique : avec
succès, mais sans le charme qu’il montrait dans Le Lac ou dans Nous Trois.
Envoyée Spéciale débute par une histoire d’enlèvement, celui d’une
jeune femme nommée Constance – prénom de personnage secondaire et de femme-objet.
Pourtant, de cette histoire d’enlèvement, une fois le spectaculaire désamorcé
par l’ironie et le second degré échenosiens, ne reste plus grand-chose. Les
protagonistes sont sans épaisseur et n’intéressent pas. J’ai par le passé
soutenu que dans les romans d’Echenoz se reflétait comme chez tout romancier
réaliste la trajectoire sociale de leur auteur : ici, Tausk, avec sa vie et ses
problèmes de bourgeois vieillissant et trop riche, laisse indifférent. Il n’est
guère que le général, avec sa manie de tripoter des cigares moelleux qu’il ne
fume jamais, et Paul Objat, qui rappelle étrangement le Lynx du Passagers Clandestins de DOA, qui
parviennent à retenir l’attention.
Et puis survient
la seconde moitié du roman. Elle survient – c’est bien le mot. Boum ! D’un
coup, nous voici tout à fait éveillés.
L’action se
déplace en Corée du Nord où, sans transition, le livre trouve un rythme et un
souffle tous nouveaux. Echenoz nous a habitués à ces rupture. Souvenons-nous de
son épisode au Paradis dans Au piano,
ou du basculement de roman social à roman d’exploration dans Je M’En Vais. Les ruptures de destin et
de récit, il en a fait une spécialité. Entamé dans le genre du roman
d’espionnage, Envoyée Spéciale y
demeure pourtant. Mais dans le transfert de tous les protagonistes à l’autre
bout de la Terre, dans la pire dictature de notre monde, le détachement
voltairien de Jean Echenoz trouve sa raison d’être. Soudain, tout fonctionne,
comme si, derrière sa posture de déconstructeur de genres, Echenoz cachait une
vocation de grand reporter. Quatre-vingts pages merveilleuses, sans fausse
note, sans rature, parmi les meilleures qu’il ait écrites – égalant dans un
genre différent sa vie de Tesla – ouvrent nos yeux sur le fonctionnement
schizophrène de la dictature la plus dure et l’isolationnisme le plus extrême
du 21ème siècle. Des pages qui rachètent le reste de l’ouvrage.
Certes, la morne
première partie sert de contrepoint à ce roman d’espionnage – oppositions
multiples entre la mort lente d’un Occident qui a tout épuisé et la douloureuse
gestation d’un Orient explosif, un Ouest crevant sous ses histoires anciennes
et un Est étouffé par son mensonge politique. Pourquoi, pourtant, l’étirer autant
? Au-delà du contrepoint, les deux parties tissent un thème commun, celui de
l’épuisement d’une forme : forme affaissée quand l’énergie n’y est plus,
forme déchirée quand la vie pousse dans l’autre sens. L’épuisement de cette
forme que trahit Envoyée Spéciale, ça
n’est pas tant celui du roman d’espionnage que de son détournement. Je
souhaiterais qu’Echenoz revînt à ses petites biographies, merveilles de textes
brefs et impertinents, ou qu’il explorât d’autres genres comme, pourquoi pas,
l’autobiographie ?