24 May 2017

The Book Sill - Vies Minuscules

Pierre Michon travaille comme un ébéniste, un joailler. Rafraîchissons le cliché : Michon empoigne le matériau langagier, en écarte les parties faibles et en pèle les couches tendres. Parvenu au cœur dur, il le tourne longuement entre ses mains ; puis il le taille.

Ce qui en sort a la nature et les propriétés des pierres précieuses. Son aspect en est pur et teinté, son reflet unique et pourtant multiple. D’ailleurs, cette eau, il ne suffit pas d’en parler. Il faut la faire voir. Michon ne fait aucun compromis avec l’écriture et n’accorde nulle pitié à l’écrivain.
« Je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur ; et quoi qu’il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et de forêts, qu’en revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant – en mourir – était l’alternative offerte aussi au scribe. »

Ecrire est pour lui une opération d’alchimie : une métamorphose opérée par l’écrivain qui, s’il ne maîtrise pas les principes de son procédé, sait en juger les résultats. Le produit de la littérature n’est pas mimétique. Il est transcendant.

« De la version d’Elise, se dégageait comme une autre unité que celle du comportement, une cohérence plus sombre, quasi métaphysique et antique presque », nous dit-il de sa grand-mère qui lui a transmis l’art de conter. Et puis encore : « Le gage luisait faiblement au creux de la main d’Elise, dans son tablier noir, améthyste ébréchée ou bague sans chaton ; le mythe que déversait benoîtement sa bouche suppléait le chaton des bagues et épurait l’eau des pierres, prodiguait toute la joaillerie verbale qui éclate dans les étranges noms propres des aïeux, dans la centième variante d’une histoire qu’on connaît, dans les motifs obscurs des mariages, des morts. »

On voit comment Michon considère son art : lui aussi « épure l’eau des pierres ». Il tire du banal l’immortel, d’un simple caillou, comme la mémoire le fait du souvenir d’enfant, un objet sacré. Michon appartient à cette famille contemporaine, qui compte également Pascal Quignard et Yves Bonnefoy, des déterreurs de mystères.

Je l’ai qualifié plus haut d’alchimiste, et voici que je l’affuble d’un nouveau talent, celui de déterreur. Lequel est-il ? Déterreur il l’est, sans aucun doute. Car ce qui me frappe dans les Vies Minuscules ça n’est pas tant le minuscule des vies décrites, leur insignifiance sublimée par son verbe, que le minuscule des indices sur lesquels Michon bâtit son récit. Vie d’Antoine Peluchet : une petite statue en bois reposant dans une boîte à biscuits depuis des générations ; un vieil Atlas s’ouvrant naturellement à la page plus jaune de l’Amérique du Nord et où sont soulignés les noms de trois villes : Bâton Rouge, Galveston, El Paso. Il n’en faut pas plus. Vie du père Brandy : une motocyclette posée contre un poteau, une colline couronnée de trois arbres, le mortel égarement d’un ivrogne en forêt. Sur ces traces qui appartiennent plus à l’archéologue qu’au biographe, Michon bâtit des scènes primitives d’une puissance éblouissante. La Vie d’Antoine Peluchet est une Trinité : le Père, représenté sous les traits du Faucheur – sa faux toujours à l’épaule – et qu’on croit un moment être la Mort tant autour de lui tous succombent, est qualifié plus tard de cet adjectif si rare, Pantocrator, le Tout Puissant, réservé en principe au Fils en sa seconde Parousie. Fiéfié, l’Esprit Saint ou plutôt l’Esprit Simple, l’âme de la Trinité, idiot et ivrogne et pourtant dans sa simplesse et son innocence plein de vertus, la bonté, l’enthousiasme, la foi. La foi en le Fils. Le Fils enfin – formidable figure et figure absente. Le Fils que le Père a, non pas dépêché sur la Terre des mortels chargé d’une mission rédemptrice, mais banni ! Banni au cours d’une scène muette, une scène que nous lecteurs observons de l’extérieur, dans la nuit froide, par la fenêtre de la cuisine. Nous n’en connaîtrons qu’un geste, celui du bannissement. « Enfin la vieille arrogance patriarcale retrouve son vieux geste définitif, la droite du père se tend vers la porte, la chandelle fléchit, le fils est debout ; la porte s’ouvre comme une dalle tombe, la lumière frappe le sureau qui tremble doucement, interminablement. Antoine un instant s’encadre sur le seuil, sombre dans le contre-jour, et nul ne sait, sureau ni père ni mère, quels sont alors ses traits […] il part, il n’est plus d’ici. »

Le Fils banni, ce drôle d’Eden qu’est la ferme de Mourioux ne compte plus que la mère, le Père faucheur-pantocrator, et le Simplet d’Esprit. Les jours reprennent, le Saint local est paradé sur des bœufs, la rumeur se répand que le Fils a trouvé gloire et fortune aux Amériques, en Terre Promise. Au lieu de cela, on apprend un jour qu’il est mort en gueux, au milieu des prostituées, au bagne de l’île de Ré.

A cette nouvelle infâmante nul ne survit. La mère meurt aussitôt, le Simplet d’Esprit la suit bientôt. Laissé seul dans son paradis sans âme, sous le seul regard occasionnel des veuves du villages, ces Moires, le Père, prenant Fiéfié pour Antoine dans une crise hallucinatoire, empoigne leurs corps confondus et, dans cet enlacement, se jette dans le puits profond de la cour, puits obscur où un reste d’eau corrompue suffit à le noyer.

Voici le récit primitif, le récit primordial reconstruit par Pierre Michon sur cette poignée d’indices qu’il a rassemblée : la statuette en bois de la Vierge, l’Atlas jauni et ses trois villes soulignées d’un trait presque effacé, Bâton Rouge, Galveston, El Paso, l’exemplaire de Manon Lescaut, la règle de Saint Benoît dont il est à peine question. La litanie des morts et naissances par quoi s’ouvre l’histoire est elle-même une petite Genèse, celle de la Torah, qui est l’Enuma Elish de Babylone, qui est la Théogonie d’Hésiode. Le Chaos, la Nuit NYX, l’Erèbe. Ouranos. Créatures indistinctes s’engendrant l’une l’autre jusqu’à mettre au jour la Famille, la Trinité, le Panthéon.

Et puis, les mots ! Les mots de Pierre Michon ! Il s’en délecte comme un Patrice Delbourg : brimborions, scapulaire, ensotté, simplesse ! « J’y reconnus la simplesse de leurs sentiments et l’irréparable de leur solitude ; ils étaient doux et mourraient avec détresse ». Puisqu’on en est dans les citations, en voici d’autres : « aussi prenait-il acte, par sa douce litanie, de la joie qu’il fallait bien qu’il éprouvât s’il voulait s’en souvenir et, les jours suivants, entrant au café et se rappelant que naguère je m’étais tenu là et n’y étais plus, dire : « vous l’avez vu ? C’était mon petit-fils », substituant la grâce de l’imparfait à un présent qui toujours spolie et déçoit. »

Les dernières lignes de la vie du père Foucault valent d’être toutes citées, qui évoquent les derniers instants de ce pauvre paysan ne sachant pas écrire. Elles gagnent leur puissance de la grande efficacité des mots, dont Michon n’a gardé que l’indispensable.

« [Le père Foucault] sera devenu muet à l’automne, devant les tilleuls roux : dans ces cuivres que le soir ternit, et toute parole soustraite par la mort en marche, il aura plus que jamais été fidèle aux vieilles épaves lettrées de Rembrandt ; nul dérisoire écrit, nulle pauvre demande griffonnée sur un papier n’aura corrompu sa parfaite contemplation. Sa stupéfaction n’aura pas décru. Il sera mort aux premières neiges ; son dernier regard l’aura recommandé aux grands anges tout blancs dans la cour ; on aura ramené le drap sur sa figure, aussi étonnée du peu de la mort qu’elle avait pu l’être du peu de la vie ; cette bouche sera close à jamais, qui s’était bien peu ouverte ; et à jamais immobile, intacte d’œuvre, refermée sur le rien de la lente métamorphose où elle a aujourd’hui disparu, cette main qui jamais ne traça une lettre. »


Ce style parfois décrit comme trop hermétique, alambiqué, il est le premier à en faire la critique. Pourtant, refermant ma petite édition de poche, cette emphase qu’il décrie mais qui m’enchante, cette euphonie qu’il fustige et qui nous porte, j’ai souhaité, non qu’elle dure plus longtemps, mais qu’elle recommence souvent. Ils sont peu nombreux les livres auxquels je reviens pour en savourer la langue (de Camus, le Mythe de Sisyphe) ou revivre leurs scènes primitives (de Vonnegut, Les Sirènes de Titan, et La Beauté sur la Terre de Ramuz). Les Vies Minuscules possède ce double enchantement et ne s’éloignera plus guère de ma table de chevet.