Pierre Michon
travaille comme un ébéniste, un joailler. Rafraîchissons le cliché :
Michon empoigne le matériau langagier, en écarte les parties faibles et en pèle
les couches tendres. Parvenu au cœur dur, il le tourne longuement entre ses
mains ; puis il le taille.
Ce qui en sort a
la nature et les propriétés des pierres précieuses. Son aspect en est pur et
teinté, son reflet unique et pourtant multiple. D’ailleurs, cette eau, il ne
suffit pas d’en parler. Il faut la faire voir. Michon ne fait aucun compromis
avec l’écriture et n’accorde nulle pitié à l’écrivain.
« Je ne
savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et
décevant que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que
l’explorateur ; et quoi qu’il explorât la mémoire et les bibliothèques
mémorieuses en lieu de dunes et de forêts, qu’en revenir cousu de mots comme
d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant – en mourir – était
l’alternative offerte aussi au scribe. »
Ecrire est pour
lui une opération d’alchimie : une métamorphose opérée par l’écrivain qui,
s’il ne maîtrise pas les principes de son procédé, sait en juger les résultats.
Le produit de la littérature n’est pas mimétique. Il est transcendant.
« De la
version d’Elise, se dégageait comme une autre unité que celle du comportement,
une cohérence plus sombre, quasi métaphysique et antique presque », nous
dit-il de sa grand-mère qui lui a transmis l’art de conter. Et puis encore :
« Le gage luisait faiblement au creux de la main d’Elise, dans son tablier
noir, améthyste ébréchée ou bague sans chaton ; le mythe que déversait
benoîtement sa bouche suppléait le chaton des bagues et épurait l’eau des
pierres, prodiguait toute la joaillerie verbale qui éclate dans les étranges
noms propres des aïeux, dans la centième variante d’une histoire qu’on connaît,
dans les motifs obscurs des mariages, des morts. »
On voit comment
Michon considère son art : lui aussi « épure l’eau des
pierres ». Il tire du banal l’immortel, d’un simple caillou, comme la
mémoire le fait du souvenir d’enfant, un objet sacré. Michon appartient à cette
famille contemporaine, qui compte également Pascal Quignard et Yves Bonnefoy,
des déterreurs de mystères.
Je l’ai qualifié
plus haut d’alchimiste, et voici que je l’affuble d’un nouveau talent, celui de
déterreur. Lequel est-il ? Déterreur il l’est, sans aucun doute. Car ce
qui me frappe dans les Vies Minuscules
ça n’est pas tant le minuscule des vies décrites, leur insignifiance sublimée par
son verbe, que le minuscule des indices sur lesquels Michon bâtit son récit.
Vie d’Antoine Peluchet : une petite statue en bois reposant dans une boîte
à biscuits depuis des générations ; un vieil Atlas s’ouvrant naturellement
à la page plus jaune de l’Amérique du Nord et où sont soulignés les noms de
trois villes : Bâton Rouge, Galveston, El Paso. Il n’en faut pas plus. Vie
du père Brandy : une motocyclette posée contre un poteau, une colline
couronnée de trois arbres, le mortel égarement d’un ivrogne en forêt. Sur ces
traces qui appartiennent plus à l’archéologue qu’au biographe, Michon bâtit des
scènes primitives d’une puissance éblouissante. La Vie d’Antoine Peluchet est
une Trinité : le Père, représenté sous les traits du Faucheur – sa faux
toujours à l’épaule – et qu’on croit un moment être la Mort tant autour de lui
tous succombent, est qualifié plus tard de cet adjectif si rare, Pantocrator,
le Tout Puissant, réservé en principe au Fils en sa seconde Parousie. Fiéfié,
l’Esprit Saint ou plutôt l’Esprit Simple, l’âme de la Trinité, idiot et ivrogne
et pourtant dans sa simplesse et son innocence plein de vertus, la bonté,
l’enthousiasme, la foi. La foi en le Fils. Le Fils enfin – formidable figure et
figure absente. Le Fils que le Père a,
non pas dépêché sur la Terre des mortels chargé d’une mission rédemptrice, mais
banni ! Banni au cours d’une scène muette, une scène que nous lecteurs
observons de l’extérieur, dans la nuit froide, par la fenêtre de la cuisine.
Nous n’en connaîtrons qu’un geste, celui du bannissement. « Enfin la
vieille arrogance patriarcale retrouve son vieux geste définitif, la droite du
père se tend vers la porte, la chandelle fléchit, le fils est debout ; la
porte s’ouvre comme une dalle tombe, la lumière frappe le sureau qui tremble
doucement, interminablement. Antoine un instant s’encadre sur le seuil, sombre
dans le contre-jour, et nul ne sait, sureau ni père ni mère, quels sont alors
ses traits […] il part, il n’est plus d’ici. »
Le Fils banni, ce
drôle d’Eden qu’est la ferme de Mourioux ne compte plus que la mère, le Père faucheur-pantocrator,
et le Simplet d’Esprit. Les jours reprennent, le Saint local est paradé sur des
bœufs, la rumeur se répand que le Fils a trouvé gloire et fortune aux
Amériques, en Terre Promise. Au lieu de cela, on apprend un jour qu’il est mort
en gueux, au milieu des prostituées, au bagne de l’île de Ré.
A cette nouvelle
infâmante nul ne survit. La mère meurt aussitôt, le Simplet d’Esprit la suit bientôt.
Laissé seul dans son paradis sans âme, sous le seul regard occasionnel des
veuves du villages, ces Moires, le Père, prenant Fiéfié pour Antoine dans une
crise hallucinatoire, empoigne leurs corps confondus et, dans cet enlacement,
se jette dans le puits profond de la cour, puits obscur où un reste d’eau corrompue
suffit à le noyer.
Voici le récit
primitif, le récit primordial reconstruit par Pierre Michon sur cette poignée d’indices
qu’il a rassemblée : la statuette en bois de la Vierge, l’Atlas jauni et
ses trois villes soulignées d’un trait presque effacé, Bâton Rouge, Galveston,
El Paso, l’exemplaire de Manon Lescaut,
la règle de Saint Benoît dont il est à peine question. La litanie des morts et
naissances par quoi s’ouvre l’histoire est elle-même une petite Genèse, celle de la Torah, qui est l’Enuma Elish de Babylone, qui est la Théogonie d’Hésiode. Le Chaos, la Nuit
NYX, l’Erèbe. Ouranos. Créatures indistinctes s’engendrant l’une l’autre jusqu’à
mettre au jour la Famille, la Trinité, le Panthéon.
Et puis, les mots !
Les mots de Pierre Michon ! Il s’en délecte comme un Patrice Delbourg :
brimborions, scapulaire, ensotté, simplesse ! « J’y reconnus la
simplesse de leurs sentiments et l’irréparable de leur solitude ; ils
étaient doux et mourraient avec détresse ». Puisqu’on en est dans les
citations, en voici d’autres : « aussi prenait-il acte, par sa douce
litanie, de la joie qu’il fallait bien qu’il éprouvât s’il voulait s’en
souvenir et, les jours suivants, entrant au café et se rappelant que naguère je
m’étais tenu là et n’y étais plus, dire : « vous l’avez vu ? C’était
mon petit-fils », substituant la grâce de l’imparfait à un présent qui
toujours spolie et déçoit. »
Les dernières
lignes de la vie du père Foucault valent d’être toutes citées, qui évoquent les
derniers instants de ce pauvre paysan ne sachant pas écrire. Elles gagnent leur
puissance de la grande efficacité des mots, dont Michon n’a gardé que
l’indispensable.
« [Le père
Foucault] sera devenu muet à l’automne, devant les tilleuls roux : dans
ces cuivres que le soir ternit, et toute parole soustraite par la mort en
marche, il aura plus que jamais été fidèle aux vieilles épaves lettrées de
Rembrandt ; nul dérisoire écrit, nulle pauvre demande griffonnée sur un
papier n’aura corrompu sa parfaite contemplation. Sa stupéfaction n’aura pas
décru. Il sera mort aux premières neiges ; son dernier regard l’aura
recommandé aux grands anges tout blancs dans la cour ; on aura ramené le
drap sur sa figure, aussi étonnée du peu de la mort qu’elle avait pu l’être du
peu de la vie ; cette bouche sera close à jamais, qui s’était bien peu
ouverte ; et à jamais immobile, intacte d’œuvre, refermée sur le rien de
la lente métamorphose où elle a aujourd’hui disparu, cette main qui jamais ne
traça une lettre. »
Ce style parfois
décrit comme trop hermétique, alambiqué, il est le premier à en faire la
critique. Pourtant, refermant ma petite édition de poche, cette emphase qu’il
décrie mais qui m’enchante, cette euphonie qu’il fustige et qui nous porte,
j’ai souhaité, non qu’elle dure plus longtemps, mais qu’elle recommence souvent.
Ils sont peu nombreux les livres auxquels je reviens pour en savourer la langue
(de Camus, le Mythe de Sisyphe) ou
revivre leurs scènes primitives (de Vonnegut, Les Sirènes de Titan, et La
Beauté sur la Terre de Ramuz). Les
Vies Minuscules possède ce double enchantement et ne s’éloignera plus guère
de ma table de chevet.